Berserk (Tome 15)
		Miura Edition : Glénat, Collection : Seinen manga 2006, 192 pages ISBN : 272345438X 6,50 €

Marquer son personnage principal, au sens propre (le fer rouge) comme au figuré. Faire du retour au quotidien l'occasion d'une percée du démoniaque dans le monde réel. Miura, en impitoyable mangaka, pousse son héros dans ses ultimes retranchements et lui arrache, page après page, les dernières bribes d'humanité qui pouvaient lui rester. Devenu monstrueux en même tant que survivant, le personnage de Guts se voit en effet lancé dans une course désespérée, une course d'une beauté inouïe parce qu'aveugle, une course sans but, sans objectif, la course d'une bête fauve traquée, à qui l'on refuse les besoins les plus élémentaires. Une bête fauve qui n'a plus que ses crocs, et s'en sert avec une sauvagerie décuplée.

Ce faisant, l'identification Guts/Griffith prend une autre tournure. Après avoir exploité la thématique de l'amitié sublime, mis la première partie de son récit sous la figure du dialogue et de la rivalité, travaillé en finesse la question de la jalousie et de la liberté, Miura renverse la perspective et plonge ses personnages dans une course vers l'abysse. Là encore, les analogies sont troublantes, l'idée d'une obscure jumellité entre les deux personnages plus présente que jamais.

Griffith, autrefois sur le devant de la scène, est désormais dans l'ombre. Toujours aussi impérial, toujours aussi majestueux, dans la grandeur comme dans l'ignomnie. Guts de son côté a retrouvé une indépendance qu'il n'avait au fond jamais perdue, mais il se découvre hanté par la troupe du faucon. Ses combats incessants valent aussi pour une tentative d'oubli de ce qui restera sans doute comme la plus heureuse partie de son existence. L'un et l'autre semblent donc s'enfoncer dans les ténèbres, l'un opérant dans l'ombre, entre les cases du manga, l'autre taillant la nuit de son épée, avec une passion dont le sens reste équivoque : fendre la nuée démoniaque qui lui barre le passage jusqu'à Griffith ou s'absorber dans la sauvagerie jusqu'à n'être plus qu'une bête assoiffée de sang ? L'équivoque demeure, Guts n'a jamais paru aussi effrayant et surclasse tous les seigneurs-démons avec lesquels on voudrait le comparer.

Tendre vers Griffith pour regagner une humanité arrachée ou se faire soi-même démon sous l'impulsion d'une rage et d'une volonté de destruction devenue incontrôlable, jamais héros n'avait hébergé pareille tension. La preuve, à nouveaux frais, et sous une nouvelle nuit, que Miura est bien le plus tragique des mangaka contemporains.